Kungsleden: le Chemin des Rois aux prémices de l'automne


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Europe
September 2nd 2019
Published: September 28th 2019
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Toujours cette petite boule au ventre au moment de partir. Pourtant le voyage a été plutôt bien préparé: les vêtements ont été soigneusement étudiés pour le périple, le parcours à venir préalablement analysé, et tous les items des checklists successivement biffés. La première et dernière nuit d'hôtel réservées, la tente montée et démontée à plusieurs reprises, et le magasin local pour les achats de dernière minute déjà identifié. Je sais quasiment ce que je vais porter chacun des huit jours à venir (même si avec deux tenues et demie, c'est assez vite réglé).

Et pourtant au moment de prendre le train pour Bruxelles, cette familière boule au ventre. Je monte dans le train; le plus dur est fait et à partir de ce moment là tout s’enchaîne presque mécaniquement. Arrivée à Bruxelles, tramway pour aller chez le pote de Chicco qui nous héberge, dîner rapide, retrouvailles avec Chicco qui arrive de Paris, dernier inventaire et au lit. On n'en aura pas d'autre avant un bout de temps.

Une journée de voyage, et le lendemain, nous voilà sur la route, euphoriques. Le ciel est bleu, l'air est frais, la boule au ventre est loin. On est en pleine nature et on marche, enfin. Le paysage est absolument sublime: c'est la fin de l'été et on voit déjà poindre l'automne sur les feuilles des arbres dont le vert commence à tirer sur le jaune. Une jambe après l'autre le sac bien ancré sur l'ensemble de la colonne vertébrale, le rythme est vite trouvé. La marche est interrompue par des pauses pour remplir sa gourde dans la rivière, faire une sieste, ou tout simplement prendre le temps d'admirer le paysage magnifique. Les silences alternent avec les discussions, triviales ou personnelles. Avec les chansons aussi. Et puis quand on marche, on a beaucoup de temps pour penser aussi. Quest-ce qu'on va pouvoir faire ce soir avec le riz? On va vraiment se laver dans la rivière si froide? Comment l'homme a pu faire pour vivre si longtemps dehors? On se rend compte que la nature, même dans des endroits moins extrêmes que des déserts ou des glaciers est incroyablement hostile à l'homme qui, contrairement aux animaux est vulnérable au froid, au vent et à l'humidité. Sous nos sous-couches et nos polaires on grelotte déjà quand on s'arrête de marcher, alors je n'ose même pas imaginer une vie dehors sans briquet pour allumer un feu ou sans tente à planter pour être au sec.

Fort heureusement la journée est belle et, alors que le soleil commence à dorer, on décide de trouver un endroit où passer la nuit. Vient alors un sentiment assez excitant et bizarrement humain, celui de faire sien un bout de nature: une fois nos quartiers installés dans une clairière, la magie du chez soi dans un endroit auparavant sans âme opère: petite promenade jusqu'à la salle de bain-rivière pour aller faire sa toilette, feu de bois-cuisine où l'on déguste notre nourriture en poudre assis sur un tronc d'arbre renversé, avant de rejoindre la chambre-tente. Je commence à comprendre pourquoi l'homme s'est sédentarisé dès qu'il a pu avoir un chez-soi un minimum sûr et autosuffisant. A ces réflexions viennent rapidement se mêler des moments primaires d'euphorie à se faire des passes de frisbee avec une assiette de camping ou à griller des marshmallows sur le feu de bois. Après avoir pissé dessus comme des enfants de cinq ans, on s'endort à 21:00 après avoir lu quelques pages à la lumière d'un soleil nocturne toujours puissant.

Quelques heures plus tard, je déchante très rapidement. Terré au fin fond de mon sac de couchage, je grelotte de froid. Malgré mon sac de couchage et mes cinq couches de vêtements dont une polaire chaude, je suis transi par le froid. Je me mets à peu près tout ce que je trouve dessus, et je finis par enfiler le manteau de Chicco qui l'avait mis de côté. Avec toutes ces couches, j'arrive à peine à me glisser dans mon sac de couchage. Au bout d'un long moment d'attente, je commence à paniquer car l'entièreté de mon corps ne parvient pas à se réchauffer et je n'ai littéralement plus rien d'autre à me mettre dessus. Je finis par me rendormir au bout d'une demi-heure mais je me réveille plusieurs fois en tremblant.

Le matin ressemble à un cauchemar: malgré le bandeau qui me ceint les yeux, je perçois la lumière du jour qui est là depuis 3 heures du matin. Engoncé dans ma demi-douzaine de couches de vêtements, il règne un froid glacial et... cerise sur le gâteau, le doux bruit de la pluie qui vient taper sur la tente augure une journée merveilleuse. Un bref coup d'oeil au réveil: 6:45, mais pas le temps de traîner : notre étape la plus difficile nous attend aujourd'hui. Au prix d'un gros effort de volonté, j'enlève mes couches une à une et sors de la tente chercher de l'eau à la rivière pour notre petit déjeuner royal: une banane découpée dans des flocons d'avoine. Malgré la pluie, les moustiques qui ne nous ont pas lâché depuis hier viennent se rappeler à notre bon souvenir. L'un d'entre eux finit par s'écraser dans mes flocons d'avoine, mais qu'à cela ne tienne, c'est toujours ça de protéines en plus pour la journée qui nous attend.

Et quelle journée! Plier bagage et ranger la tente sous une pluie battante se révèle un sacré calvaire et la route se met à monter très rapidement. On délaisse la rivière que l'on a suivie la veille pour traverser la foret et nous diriger vers les montagnes. Avec les sacs, l'ascension est rude, mais la vue efface bientôt toue récrimination. La nature étale son faste devant nous et nous laisse bouche bée. Partout où porte le regard, tout est grandiose: au Nord, la rivière d'hier venant se jeter dans le lac miroitant, au Sud deux montagnes imposantes qui toisent leur entourage de toute leur majesté, alors que de l'Est à l'Ouest, des plaines dorées et marécageuses s'étendent jusqu'à l'horizon.

Des nuages menaçants viennent pourtant ternir ce paysage qui vire vite au noir et blanc, et la pluie qui nous accompagnait depuis ce matin s'intensifie, ce qui vient significativement nous compliquer la tâche. Nos vêtements pourtant imperméables montrent leurs limites et l’humidité se fait sentir sur la peau. Une autre conséquence de ce déluge est l'aspect de la route qui se détériore à vue d'oeil. La boue vient envahir le sentier et provoque des éclaboussures et glissades, puis ce sont carrément des coulées d'eau qui viennent ensevelir le sentier. Alors que le moral commence à être dans les chaussettes (trempées), c'est une véritable rivière qui vient envahir la route, sans le moindre pont à l'horizon pour la traverser. On descend son cours sans succès avant de revenir plus en amont. Nous voilà maintenant en train de sauter avec nos sacs de quinze kilos sur des pierres à moitié submergées et glissantes. On réussit tant bien que mal à franchir le flot sans avoir eu à plonger plus bas que les chevilles. La pluie redouble d'intensité, mais on est dans la dernière ligne droite des 22 kilomètres que constitue l'étape de la journée.

Tétanisés à l'idée de passer une nouvelle nuit glacés par le froid dans des vêtements trempés dans une tente plantée dans la boue au milieu des vents qui sifflent, on finit par abandonner et prendre un lit dans la cabane de la journée. Car oui, l'avantage du Chemin des Rois comme on l'appelle en Suède, c'est qu'on est perdus au beau milieu des parcs nationaux lapons, mais il y a quand même un refuge par journée au cas où.

Notre fierté blessée est instantanément effacée par les merveilles que peut prodiguer cette cabane: une maigre bâtisse sans eau ni électricité, mais où un feu d'enfer ronfle dans la cuisine. On est arrivés assez en avance pour pouvoir faire dégoutter nos affaires dans la pièce de séchage et nos carcasses dans la cuisine. Tout ici semble être en bois massif, les gens discutent à chaque table, font le point de l'itinéraire du lendemain, jouent au UNO... c'est un endroit magique. Alors que Chicco fourre ses chaussures d'essuie tout pour en absorber toute l'eau, je jette un coup d'oeil autour de moi et je remarque qu'il y a autant d'hommes que de femmes, et beaucoup de personnes de plus de cinquante ans dans une aventure pourtant très exigeante physiquement. Décidant de pousser l'euphorie jusqu'au bout, on profite de la cuisine pour faire frire les seules pièces de viande qu'on a apportées avec nous. Les voisines d'à côté nous filent la fin de leur sauce au pesto et, avec notre riz on se fait un véritable festin de roi. Repus, secs et euphoriques, on pousse jusqu'au sauna. Une dizaine de gaillards sont en train de se faire suer à la vapeur dégagée par les pierres mouillées posées sur le poêle. Plus qu'un lieu de relaxation, je me rends compte que c'est un lieu social où tous les marcheurs solitaires de la journée viennent se retrouver le soir. Ca parle matériel de camping, ça partage ses aventures, ça raconte même des histoires à se faire peur. Les gouttes perlent, les articulations se détendent... deux plongeons dans l'eau glacée de la rivière plus tard, et nos corps exultent après les souffrances endurées depuis deux jours.

On exploite au maximum les délices de la cabane et on lève le camp beaucoup plus tard le lendemain. Avec le mauvais temps qui se lève, l'étape censée être assez courte se révèle beaucoup plus éprouvante que prévue. Deux rivières sans pont et un vent glacé viennent achever notre bonne humeur. On finit par arriver au refuge de la journée, mais fierté oblige, on décide de camper. A peine arrêtés, le froid nous saisit et on se retrouve à batailler avec les rafales de vent pour monter la tente avec des doigts engourdis. Une fois la tente plantée, on lance le réchaud pour faire le riz. Perdus au beau milieu d'un nuage, on court, on saute sur place, Chicco entame une séance d'aquagym pour garder un peu de chaleur corporelle sous les éléments déchaînés. Trente minutes plus tard, l'eau ne bout toujours pas mais, complètement transis, on ajoute le riz en désespoir de cause. On part carrément faire une petite balade pour garder un peu de chaleur, mais quand on revient vingt minutes plus tard, toujours aucun frémissement ne vient troubler la surface de la casserole. La mort dans l'âme, on ajoute un peu de chili en poudre et on déguste notre riz cru dans un bouillon à peine tiède. A 21:00, on finit par s'enrouler dans nos couvertures de survie pour aller dormir alors que la tempête fait trembler la tente.



Les deux jours qui suivent viennent amplement compenser ces conditions extrêmes. D'abord, parce qu'une routine commence en effet à s'installer et on devient de plus en plus efficaces: une pierre, douze sardines, deux câbles télescopiques, et en moins de 5 minutes la tente est montée. Réchaud, popote, riz/poudre, vaisselle dans la rivière, Redman le barde et Blueman le cook commencent à avoir le coup de main. Ensuite, parce que le vent a dégagé les nuages pour faire place à une météo plus clémente. Et surtout car à chaque tournant, le paysage est absolument grandiose. On est arrivés sur une partie du trail où la végétation est beaucoup plus verte et luxuriante. Les marécages font place aux sources et aux cascades et les montagnes s'ouvrent pour nous laisser passer au milieu de vallées zébrées de rivières étincelantes.

Le chaos de la civilisation n'a plus lieu ici, et les seuls bruits qui viennent troubler le silence sont ceux du grondement des rivières et les sifflements des chiens de prairie qui donnent l'alerte à notre passage. Longtemps attentifs, on aperçoit enfin des rennes à l’horizon. Au fur et à mesure de notre progression, on en repère d'autres à travers les collines. Deux moins en moins timides, ils s'enhardissent jusqu'à la cabane du soir. On a entendu beaucoup d'histoires de souris venant creuser jusqu'aux tentes des campeurs pour éventrer leurs sacs et manger leur nourriture, mais le seul rôdeur qu'on l'on croise est un magnifique renard roux qui vient nous dire bonjour lorsqu'on ouvre la tente le dernier matin. Forts de ce signal de l'animal-totem de Chicco, on aborde la dernière étape en pleine forme. On a six heures pour traverser les 25km de forêt et ne pas rater le bus qui nous ramène à la civilisation. Les timides pointes jaunes du premier jour recouvrent maintenant toutes les feuilles dont certaines virent même à l'orange. L'automne est là et je ressens une nouvelle boule au ventre, toute aussi familière; celle qui accompagne les fins de voyage et les retours à la maison.


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