Chapitre 21: S-21, dans l'enfer de l'histoire cambodgienne


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Asia » Cambodia
December 2nd 2015
Published: December 31st 2015
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Le bus de la mort me dépose en vie à Phnom Penh à cinq heures du mat. La gare est à trois kilometres de mon hotel; j'ai mon gros sac, mais il ne fait pas encore trop chaud, et je sais que je ne pourrai pas accéder à mon lit avant un bon bout de temps, donc je me décide de les faire à pieds.Cette traversée Sud Nord de la ville me donne l'occasion d'observer la capitale du Cambodge s'éveiller. Un pas apres l'autre, un coup d'oeil autour de moi et des fragments d'images gravés dans ma mémoire : un papi qui lit le journal sur un tabouret, un cafe bondé, deux jeunes jouant déjà aux dames, une fille assise sur son scooter se maquillant devant son rétroviseur.

Voilà pour l'aspect sympa et picturesque. Mais pour le reste, j'avoue que la ville me fait un sacré choc. La pauvreté et la saleté sont partout, avec des gens qui dorment dehors et des rats qui courent dans les rues, certes, mais ce spectacle s'observe dans la majorite des grandes villes asiatiques. Non, ce qui est assez repoussant avec Phnom Penh, c'est que c'est une ville qui est purement fonctionelle et qui n'a pas ete pensée pour être agréable. Aucun parc, aucun banc, aucun endroit pas même un endroit ou marcher. Les rues sont envahies par des milliers de scooters qui font un boucan pas possible et dégagent une légère fumée. Les trottoirs quant à eux sont sursquattés par d'autres scooters "garés", ou par des monceaux de détritus qui s'érigent en véritables piles, agitées par les rats. Résultats, les piétons (j'ai l'impression d'être l'un des seuls) n'ont d'autre choix que de marcher sur la route et de se bouffer les nuages d'essence dégagés par le flot de scooters. Si l'on ajoute à cela les mendiants et les incessants "tuks-tuks ?" (j'en ai compte 27 avant de finalement arriver à l'hôtel), la ville devient assez vite désagréable. Bon, je pense que vous l'aurez compris, j'ai moyennement accroché avec Phnom Penh.

Mais bon, je prends sur moi, vais poser mes affaires dans mon dortoir, prend une douche, avale deux trois beignets sucrés et une banane, et me revoilà d'attaque. Je pars le lendemain pour un orphelinat dans la campagne, donc je n'ai qu'un jour à PP... ce qui n'est pas plus mal 😉

Je tenais absolument à visiter le musée du génocide, ou comme on l'appelle ici S-21.

S-21 ou Security Prison 21, est un site des plus macabres qui soit. Comme je le découvre, c'est en réalité une ancienne école primaire, avec ses salles de classe et sa cour de recréation, qui a été transformée en prison où étaient torturés les opposants au regime des khmers rouges. Assez ignorant, et très peu informé sur le génocide, voire les khmers rouges en général, je voulais en apprendre plus. Je me munis donc d'un audioguide et commence à l'écouter a l'ombre d'un arbre dans la cour de récré.

"Vous venez d'entrer dans un lieu de cauchemar". La voix douce et calme m'invite à la suivre tout au long de cette visite, mais semble m'avertir avant. "Je tiens à vous prévenir que certains passages seront très choquants. Rien ne vous empêche de les écouter à l'extérieur du bâtiment voire peut être ne voudrez pas les écouter."

Je commence donc cette visite je dois le dire avec plus de curiosité morbide que d'inquiétude véritable. J'ai à la fois hâte et peur d'entendre la suite. La voix calme et posée m'invite à quitter la cour de recréation pour rentrer dans le batiment A où les élèves étudiaient. Des salles de classe ne reste que le carrelage en damiers. Aucune affiche sur les murs et pour seul meuble, un sommier au centre de la pièce. Sur ce sommier en métal, on peut y voir deux anneaux qui servaient à immobiliser le prisonnier sur le lit, et une boite en fer blanc destinée à recueillir ses excréments alors que son corps lâchait prise pendant la torture. Ca calme.

"Vous venez d'entrer dans un lieu de cauchemar". Alors que je me "promène" au fil des salles de classe, je réalise que c'est exactement cela. Un lieu de cauchemar où environ 20 000 personnes ont ete torturées (on ne connait pas les chiffres exacts). Sur ces 20 000 personnes, 14 en sont ressorties en vie. La curiosité morbide que j'avais pu éprouver quelques minutes plus tôt a totalement disparue, et a fait place à une énorme boule dans le ventre qui noue mon estomac alors que j'en apprends plus sur ce lieu.

Les salles se succèdent, glaçantes, et la douce voie continue d'égrener son chapelet d'horreurs. Entre ces murs, étaient torturés les ennemis de l'Angkar, le parti politique des khmers rouges. Ces ennemis étaient au début des opposants politiques, puis leur ont succédé les ennemis de classes (occidentaux, bourgeois, médecins et intellectuels pour ce que cela pouvait signifier), avant de devenir n'importe qui (personnes dénoncées pour des motifs plus personnels que politiques, voire les bourreaux qui tuaient leur prisonnier sous la torture avant d'en avoir extrait les aveux).

S-21 n'est qu'une des très nombreuses prisons khmères de l'époque et, en quelques années, c'est un quart de sa population que le régime a massacré.

Incapable d'en supporter plus, je prends une pause et sors du batiment, pour me poser dans la cour de recréation. Et je regarde autour de moi.
L'endroit est très agréable: située au milieu d'un quartier animé de PP, l'ecole semble tout à fait crédible, et les nombreux arbres dans la cour de recréation en font un endroit plaisant. Le seul indice laissant deviner l'horreur du passé sont les fils barbelés qui entourent le complexe scolaire, rendant toute évasion impossible.

Je remets mon casque. "Profitez d'être dans la cour pour jeter un coup d'oeil aux barres d'exercice. Elles étaient utilisées par les enfants pour faire leur gymnastique. Dans S-21, elles étaient vouées à un autre usage: les gardiens nouaient les poignets d'un prisonnier qu'ils souhaitaient torturer dans son dos, avant de les hisser par ces barres. Lorsque le prisonnier perdait connaissance, on le plongeait alors la tête la première dans une immense jarre remplie d'excréments jusqu'à ce qu'il revienne a lui et le supplice continuait". Qu'ils soient écartelés ou électrifiés, que ce soit en leur arrachant les ongles ou en les rouant de coups, les prisonniers d'S-21 étaient torturés pendant des mois jusqu'à trois fois par jour.

Après cette "pause", je me décide cette fois à aller visiter le bâtiment B. Ce dernier abrite des centaines de portraits de prisonniers, photographiés par le personnel d'S-21 à leur arrivée. La voix commence alors à me parler de l'histoire de certains d'entre eux, toujours aussi glaçante. Les salles se succèdent et avec elles les milliers de portraits qui me font face.
Sur chaque visage, une histoire, une famille, des émotions, des projets. Fauchés par S-21.

Puis viennent les prisons en elles-mêmes : certaines sont des salles de classes ou s'entassaient des dizaines voire des centaines de prisonniers, liés les uns aux autres par les pieds par des anneaux en métal, d'autres sont de minuscules cellules pouvant à peine contenir une personne.

Les balcons du bâtiment abritant les prisonniers ont également été barbelés après que l'un d'eux se soit jeté du troisième étage. La douce voix me sussure alors a l'oreille les histoires des suicides cherchant à échapper à la souffrance, que ce soit en s'enfoncant le stylo de leur aveux dans le cou ou en se versant le contenu d'une lampe à kérosène sur le crâne.

Il faut dire que la dernière salle avec les instruments de torture, les crânes et les tableaux de Vann Nath, (l'un des quatorze survivants devenu peintre) est la plus difficile. Des bourreaux s'entrainant à la dissection sur des prisonniers, des bébés claqués contre des arbres, des détenus vidés de leur sang pour approvisionner les soldats rouges, aucun détail n'est oublié.

Il règne à S-21 un silence pénible, troublé par des gens qui craquent et éclatent en sanglots. Pendant les trois heures qu'a duré la visite, j'étais moi même constamment partagé entre fondre en larmes et vomir ce que j'avais dans le ventre.

Bien entendu je sais que les génocides et la torture existent. Mais ce sont pour moi des mots, qui sont incapables de traduire l'horreur que cela représente concrètement. Bref, S-21 m'aura profondément marqué, et ce n'est pas sans un brin de soulagement que je quitte la macabre école. Je retrouve même Nils et Louise le soir même autour d'une bière et d'un bol de nouilles. Ça ne dégénère pas plus tard car le lendemain, j'ai un bus très tôt à prendre pour un orphelinat perdu au fin fond de la campagne cambodgienne.



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