Chapitre 29: Lettre persane


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Middle East » Iran » North
March 5th 2016
Published: September 30th 2016
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Arrivé d’un séjour éprouvant en Inde, j’espérais sincèrement que le dernier pays de mon voyage, l’Iran ne me décevrait pas. Bien avant mon départ, au moment de la planification, j’avais sélectionné de nombreux pays, qui me fascinaient, et que je tenais à inclure dans mon itinéraire. Après une étude un peu plus poussée et réaliste des conditions de ce voyage, j’ai dû enlever environ la moitié pour des raisons de temps et de budget.

Toutefois, je n’aurais écarté l’Iran pour rien au monde. Ce pays a exercé sur moi une fascination intime depuis mon plus jeune âge où, entre Sauver Ispahan et Prince of Persia, entre les documentaires sur Persépolis et les romans sur les guerres médiques, entre les pasdarans de Khamenei et les poèmes d’Hafez, il m’a toujours fait fantasmer. Bien conscient des limites d’un orientalisme à l’européenne, je n’avais qu’une envie : aller me faire ma propre opinion et découvrir ce pays à la culture millénaire de mes propres yeux.

Me voilà donc dans un avion en direction de l’aéroport Khomeyni de Téhéran. Quelques minutes avant l’atterrissage, une annonce est diffusée en arabe ou en farsi et, comme un seul homme (!), toutes les femmes recouvrent leurs cheveux d’un voile. Si les étrangers de mon vol (quasiment tous des chinois) ne sont pas nombreux, le visa prend pas mal de temps. Je croise les doigts en espérant qu’ils ne découvrent pas que j’ai mis les pieds en Israël (ce qui équivaut à un renvoi du pays), et jette un œil curieux autour de moi. L’aéroport est assez modeste, et la zone qui m’entoure plutôt déserte. Un coup d’œil au tableau d’affichage, et j’aperçois des destinations plutôt exotiques : Karachi, Kaboul, Tashkent, Bagdad. Un bref cri vient interrompre ma concentration : on me remet mon passeport avec un sourire chaleureux et un « bienvenue en Iran » qui sonne sincère.

J’avoue qu’avec l’image que l’on peut avoir en Europe d’un pays comme l’Iran, j’oscille entre curiosité et appréhension, ne sachant pas vraiment ce qui m’attend. Un taxi me dépose je ne sais où. Heureusement pour moi, je suis maintenant habitué à ce genre de situation et ne me laisse pas démonter, malgré l’absence de caractères latins sur les panneaux. Je repère un voile beige qui s’éloigne : je le rattrape rapidement et me retrouve face à une fille de mon âge, les cheveux teints et les yeux maquillés. Elle ne parle pas un mot d’anglais, mais a l’air très heureuse de me voir. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle me mène à la station de métro la plus proche, met un ticket dans ma main, et me dépose dans la bonne rame avant de s’éloigner avec un signe de la main. Waouw, j’avoue que je ne m’attendais pas à ça.

Tant bien que mal, je me retrouve une heure plus tard dans ma chambre d’hôtel. Il est environ 16h, et la dernière fois que j’ai mangé semble il y a une éternité. Après un rapide coup d’œil à la carte en farsi, je feins la réflexion et indique quelque chose au hasard au cuistot. Bonnes ou mauvaises surprises, c’est entre autre un moyen d’expérimenter la cuisine locale. Un sourire sur mon visage affamé indique que j’ai fait bonne pioche quand je vois arriver mon plat.

Trois énormes brochettes d’agneau grillées trônent sur un lit de riz au safran et raisins secs, accompagnées de tomates confites sous leur peau craquelée. Moi qui bouffe des nouilles sautées depuis plus de six mois vit ça comme une véritable bénédiction et, ô divine surprise, le plat est même accompagné de pain. J’arrose le tout d’un dough, espèce de boisson de lait fermenté au gout acide, et traine ma carcasse repue sous la douche, avant de m’effondrer sur mon luxueux lit deux places.

Le lendemain matin commence l’aventure, me voilà rapidement à arpenter les rues de Téhéran. Le jour n’est pas bien avancé, mais la vie semble déjà battre son plein. Des odeurs alléchantes sortent des échoppes des artisans, tandis qu’une douce rumeur émane des différents cafés déjà animés. Je remarque rapidement que ce pays est bien différent des autres que j’ai pu visiter. Pas de fastfoods, pas de starbucks, et très peu de grands magasins : le pays est « fermé », et semble étanche aux enseignes étrangères. Ce qui lui procure un charme certain : si Téhéran a le même nombre d’habitants que New York, tout le monde semble se connaitre dans le quartier que j’arpente. Les taxis s’interpellent, les vieux lisent le journal sur un banc, les coursiers s’affairent, les jeunes rient autour d’un petit déjeuner… L’individualisme semble étranger à ce petit monde.

Je passe ma première matinée à me perdre dans le bazar - marché immense. Véritable labyrinthe en trois dimensions, sillonné par des centaines d’allées sinueuses, il s’étend sur des kilomètres. Et me voilà moi, petit Antoine de Wattrelos avec son sac à dos, à évoluer au milieu cet enchevêtrement de couleurs, de personnes, de bruits et d’odeurs. J’ai l’impression d’être Marco Polo à l'époque de la route de la soie. Ce sentiment est bien entendu bardé de clichés, mais je retrouve toutes les choses qui m'ont fait rêver : le miel, les étoffes, l'eau de rose, le safran, les tapis, les pistaches, les mosquées merveilleuses, les turbans et larges voiles.

Les rencontres avec les gens me remplissent également de joie. J’ai mentionné précédemment l’absence d’individualisme : il semble régner dans les rues une ambiance extrêmement chaleureuse où les gens s'aiment, s'entraident et se taquinent. Aucune tension, aucune animosité apparente. En tant que blanc et blond aux yeux bleus, je ne passe bien entendu pas inaperçu. Pour autant, loin des clichés, je ne suis pas vu comme l’ennemi impérialiste, mais plutôt comme un visiteur atypique qui provoque une curiosité bienveillante. J’écope d’une tape sur l’épaule amicale au kébab où je déjeune le midi, de regards complices alors que je marche dans la rue, ou encore de quelques plaisanteries alors que j’achète une carte SIM. Pour autant, cet accueil prend une autre tournure alors que j’explore le palais du Golestan, magnifique résidence royale ornée de mosaïques colorées, et tapissées d’éclats de miroirs jetant mille feux. Une exposition temporaire de peinture sur miroirs a lieu dans l’enceinte de ce palais, et alors que j’admire les différentes œuvres, une dame vient m’aborder. Les yeux bleus et pétillants, elle me demande ce que j’en pense, puis nous discutons jusqu’à ce qu’elle me révèle que ce sont ses œuvres qui sont exposées. Elle m’invite alors à m'asseoir avec elle, et me prodigue du thé et moult pâtisseries. Nous nous lions rapidement d’amitié : elle s’appelle Maryam et travaille pour l’UNESCO. Elle me parle de sa peinture, et de son quotidien, je lui parle de mes voyages. Je lui ai à peine dit que je venais d’arriver, et que j’étais seul qu’elle décide de me mettre en contact avec une de ces « protégées », qu’elle a rencontrée à son « club de lecture », où les gens viennent lire et déclamer des poèmes. Oui, ça semble vraiment hors du temps, mais c’est également ça l’Iran : un programme nucléaire qui côtoie un amour des arts, et le savoir-faire millénaire d’artisans. Bref, j’accepte avec plaisir, et prends congés, non sans l’avoir chaleureusement remercié.

Le lendemain, je rencontre donc cette protégée, Nasim, avec qui je me lie immédiatement d’amitié. Elle a la trentaine, mais est d’une vivacité d’esprit et d’une puérilité contagieuse. Elle m’emmène déjeuner dans l’un de ses endroits préférés, puis me guide dans cette ville qu’elle connait bien : la place Azadi, les joyaux du Shah, le musée d’histoire naturelle… C’est une personne vive, dotée d’une grande subtilité, et d’un cœur débordant. Elle me présente un ami de son cours d’anglais, Mohammed Reza, qui se joint à nous dans nos pérégrinations. Un peu pataud, il fait assez papa, et part d’un rire franc à chaque fois que Nasim le taquine.

Les deux jours qui suivent, je passe mes journées avec eux, comme avec des potes de toujours, tantôt à contempler la ville du haut de la Tour Milad, tantôt à réciter des poèmes autour d’une glace dans les montagnes Kolakchal, toujours à rire aux éclats. Ils s’épanchent un peu, et je commence à mieux les connaitre. Nasim, architecte, vit chez ses parents et rêve de partir vivre au Canada pour quitter cette société qu’elle juge bien trop conservatrice. Mohamed Reza lui, termine sa deuxième année de service militaire. Il a un master en biologie, mais prévoit de devenir commerçant au bazar, meilleure façon de se faire de l’argent.

Je découvre rapidement la « loi du tarouf » qui règne en Iran : selon cette véritable institution, tout invité doit voir ses moindres désirs satisfaits. Cela dépasse un simple coup de main pour trouver une carte SIM ou pour visiter la ville : non, on lui offre des cadeaux, on lui paie ses visites, on l’invite au restaurant où on lui commande les meilleurs plats. Je suis à la fois émerveillé et extrêmement mal à l’aise car tout refus aussi énergique soit-il est écarté d’un sourire et d’un revers de la main.

Le dernier soir, je suis invité à dormir chez Erdem, ami de Mohammed Reza. Erdem, doit avoir moins de 35 ans. Outre son hospitalité incroyable et son dîner merveilleux, ce que je retiendrai de lui est le discours qu’il a tenu après le repas. Pendant plusieurs heures, il me décrit sa vie, ses ambitions, et son pays. Enchaînant cigarette après cigarette, il me dresse un portrait absolument déprimant de la société iranienne où toutes les richesses sont concentrées entre les mains d'un clergé tout puissant. Originaire d'une région turco-azéri, il dénonce le fait que l'argent n’aille qu'aux provinces centrales du pays et non aux frontières où les minorités sunnites, kurdes ou baloutchi abondent. Malgré les sanctions, le pays a des ressources incroyables, et l’économie pourrait décoller, mais les richesses délirantes sont captées par les élites cléricales et militaires ou distribuées en Palestine, au Liban et en Syrie. Les étudiants iraniens abondent mais les jeunes suréduqués se heurtent rapidement à un plafond de verre qui les empêche de trouver un boulot décent s’ils ne connaissent pas les bonnes personnes.

Il me raconte son parcours : il a un doctorat en économie, a publié plusieurs bouquins, et a réussi à se trouver un boulot pour le gouvernement qui l’envoie dans différentes régions faire un travail de terrain pour développer les infrastructures. Pourtant, il n’y a pour lui rien de quoi se vanter : la corruption et les luttes d’influence empêchent tout développement efficace. Animé d’un véritable désir de changer les autres, il a alors quitté son emploi pour fonder sa propre entreprise pour tenter de faire une différence. Il a rapidement constaté que les mêmes problèmes se posaient et qu’il fallait connaître les bonnes personnes pour trouver les clients et débloquer les autorisations. Résultat, son entreprise a été tuée dans l’œuf avant même d’avoir existé, et il est revenu à un job pour lequel il est beaucoup trop qualifié et n’a besoin que de deux heures de travail par jour pour s’acquitter de ses tâches. J’ai l’impression qu’il s’épanche rarement à ce sujet, et que ma présence déclenche un flot de reproches et d’impuissance. Mohammed Reza est depuis longtemps endormi sur le tapis, mais Erdem est lancé : c’est toute la société qui est sclérosée. La politique de l’ancien gouvernement qui prônait la séparation hommes femmes dans les universités, couplée à une situation économique déplorable a provoqué des divorces en masse : les jeunes ne se connaissent pas avant de se marier, et sont des milliers à retourner vivre chez leurs parents.

Assez impressionné par le tableau déprimant qu’il peint, et par le désespoir qui l’anime, j’essaie de lui remonter le moral, mais il semble sans espoir. « Le gouvernement n'est-il pas mieux que l’ancien ? » Non, ils font partie du même parti ultra-religieux, et l’opposition démocrate n’est absolument pas une force crédible. « La fin des sanctions, et l’ouverture du pays ? ». J’attends d’en voir la couleur. Le sentant si malheureux derrière son nuage de fumée, je lui demande alors : « Pourquoi rester ? Pourquoi ne pas émigrer en Turquie, voire aux Etats-Unis où ses qualifications seraient recherchées et appréciées ? ». Il me répond qu’il faut l’équivalent de plus de cinq années de travail pour pouvoir partir et puis… et puis les gens aiment leur pays. Cette réponse, je l’ai entendue de Nasir, je l’entends d’Erdem, et je l’entendrai quelques jours plus tard à Esfahan. Les gens sont attachés à là où ils ont grandi mais, plus que ça, ils sont fiers de leur pays, de ses richesses, de sa culture. Ils ne veulent pas vivre une vie meilleure aux Etats-Unis ou au Canada, ils veulent rendre leur pays meilleur. Et c’est la toute la tragédie : dirigés par un gouvernement un peu plus progressiste certes, mais toujours conservateur et violent, j’ai l’impression qu’ils n’ont d’autre choix que de prendre leur mal en patience et d’attendre une lente transformation qui prendra des décennies, ou de démarrer une révolution et de se faire tirer dessus dans les rues par les Gardiens de la Révolution Islamique.



Erdem m’esquisse un sourire triste, et j’avoue que je me sens totalement impuissant et déprimé en m’endormant sur le tapis ce soir là.


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