Chapitre 28: L'Inde, entre paradis et enfer


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Asia » India » Rajasthan » Udaipur
February 20th 2016
Published: July 28th 2016
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Avec les récits que j’avais entendus avant et pendant mon voyage, j’appréhendais légèrement l’Inde qui m’apparaissait comme un nouveau monde, avec les merveilles et les difficultés que cela peut représenter. J’ai donc abordé cette nouvelle étape avec un minimum de préparation logistique et mentale, en anticipant les difficultés et en prévoyant un parcours assez modeste : Delhi, les trois joyaux du Rajasthan, le Taj Mahal, et Varanasi la ville sacrée où les Hindous viennent se purifier et mourir.

Malgré cette préparation, je me prends immédiatement une magistrale claque culturelle en pleine figure. C’est assez difficile à décrire, mais à peine sorti de l’avion un tourbillon de couleurs, de saveurs, d’odeurs, et de bruits m’assaille de toutes parts. Après mon premier jour à Delhi, je me rends compte à quel point l’Inde est une véritable fourmilière humaine aux yeux et à la peau d’à peu près toutes les couleurs : européens, sri lankais, africains, asiatiques, arabes, c’est un véritable creuset culturel. Je commence à comprendre pourquoi ce pays est qualifié de « sous-continent ». Plus qu’un pays voire un continent, j’ai l’impression d’être arrivé sur une autre planète. J’ai énormément de mal à décrire ce sentiment tant il est global et étouffant. Une chose est sûre, si vous êtes claustrophobes et que vous prévoyez d’aller en Inde, je vous conseille de privilégier la plénitude des sommets himalayens au bouillonnement des mégapoles.

Des vêtements aux couleurs vives et chatoyantes, des bébés maquillés, une pauvreté et une saleté incomparable, une multitude étouffante, une philosophie de vie plus qu’une manie d’arnaquer ou de voler tout ce qui bouge, une architecture unique et bien reconnaissable, une spiritualité millénaire, une violence latente. Des turbans, des minarets, des moustaches, des bazars, des chaiwallah, des yeux noirs, des joyaux, des chiens, des saris, des jardins, des barbiers, des fans de cricket, des vaches sacrées, des chiapati, des rats, des klaxons, des cafards, des lépreux, des rickshaws, des épices, des mains baladeuses, des tatouages henné, des aigles, des mendiants, des bousculades, des narines dorées, des excréments, des pieds nus… Après un jour, j’en ai déjà la tête qui tourne.

J’aimerais m’attarder dans ce chapitre sur l’un des piliers de la culture indienne d’aujourd’hui, et que j’ai côtoyé d’assez près : le train. Derrière le cliché bollywodien, c’est une institution, véritable colonne vertébrale de ce pays immense. Comme pour le transsibérien, on peut trouver le plus luxueux comme le plus miteux, et, comme pour le transsibérien, vous pouvez deviner dans quelle classe j’ai atterri. Après quelques jours à Delhi à visiter le Fort Rouge, les bazars et la tombe d'Humayun, je suis donc tout excité de me lancer à l’aventure en prenant un train pour Jodhpur, la première étape de mon périple au Rajasthan.

J’arrive donc à l’immense gare de Delhi vers 22h, soit deux bonnes heures avant mon train pour m’assurer une confortable avance. Pourtant déjà acclimaté à Delhi, c’est une véritable vision de cauchemar que je trouve à la gare. La file menant au contrôle de sécurité pour rentrer dans la gare me prend pas loin d’une heure vu le nombre de personnes qui la compose, et le fait que la moitié essaie de me bousculer pour passer avant moi. Il est passé 22h, mais il règne une chaleur suffocante dans ce bâtiment immense et rempli de crasse, où les néons vacillent et où règne un vacarme infernal. Ne me décourageant pas, je me fraye un chemin vers les trains à coups de coude, dépasse les porteurs de bagages, fais extrêmement attention à mes poches, et finis par descendre l’escalier menant aux trains. Sur la voie où j’atterris, arrive justement un train interminable. Là tout va très vite. Les centaines de gens sur le quai, jeunes couples surchargés, vieillards boiteux, enfants en larmes se précipitent immédiatement. Le train n’est pas encore à l’arrêt que les gens s’engouffrent par les rares fenêtres qui n’ont pas de barreaux. J’ai l’impression d’avoir sous les yeux un long morceau de viande avariée où grouillent des centaines d’asticots.

Ma réaction est assez extrême. C’en est trop pour moi, et l’empathie que j’ai pu éprouver face à la pauvreté et à la misère dans d’autres pays m’a ici complètement désertée. Un peu de peur et d’incompréhension, et surtout beaucoup de rejet face à un monde et à un chaos qui expose l’humain dans ce qu’il a de plus bas : la saleté, le vacarme et la violence. Ça me fait vraiment penser à un tableau de Bruegel, et j’avoue que c’est un peu l’idée que je me fais de l’enfer : des millions de personnes entassées les unes sur les autres, vivant dans la crasse et la violence au milieu d’un chaos où les plus forts écrasent les plus faibles.

Incapable de supporter ça plus longtemps, je fuis cette scène de cauchemar pour revenir dans le hall de la gare pour me poser et faire le point. J’appréhende vraiment le trajet de dix heures qui m’attend. J’essaie de me calmer et de me raisonner en regardant autour de moi, mais le spectacle que j’ai sous les yeux n’apaise en rien mes émotions. Un peu partout, des gens dorment sur un fin tissu, ou un carton à même le sol, des gens de l’âge de mon père qui tous les soirs viennent s’étendre seuls par terre dans une putain de gare. A la peur et au rejet se mêle maintenant la colère dans un cocktail de plus en plus détonnant. Ce sentiment est assez insupportable, et ne demande qu’à exploser, mais je suis bloqué dans un putain de pays de plus de trois millions de kilomètres carrés, et de plus d'un milliard d’habitants. Je pense que vous commencez un peu à comprendre le sentiment que j’ai eu de l’Inde, un rejet, un dégout, une violence, et surtout une rébellion impossible à extraire ou exprimer.

Je pensais trouver dans les merveilles, forts et palais des sanctuaires pour déconnecter de tout cela, mais ils n’ont fait en fin de compte qu’exacerber ce sentiment. Comment ériger de tels chefs d’œuvre, aboutissements architecturaux, artistiques et philosophiques de l’humanité, alors qu’à littéralement quelques mètres la majorité des gens se voit nier cette humanité en vivant dans les excréments et se nourrissants au milieu des détritus avec les chiens et les rats ?

Pour être entièrement honnête envers ce pays, je pense que je ne lui fais pas justice en n’accentuant que ce côté-là. Je suis certain qu’en dehors du 1% des élites, et de la masse innombrable qui grouille, il existe une classe moyenne en Inde. Je suis également convaincu qu’à Goa, ou dans les villages himalayens la situation doit être bien différente. Je sais donc déjà que je retournerai dans ce pays incroyable, mais en choisissant avec soin mon programme.

Mais revenons un peu à notre histoire. C’est avec une sacrée boule dans le ventre que j’appréhende ma nuit dans le train. Lorsque ce dernier arrive, je me joins à l’hystérie collective en me frayant un chemin à coups de coudes jusqu’à ma couchette, un matelas de quelques centimètres et dur comme du béton. Les couchettes sont superposées sur trois étages, et j’écope de celle du troisième, si près du plafond que je ne peux plier le genou. Face à un dilemme, je ne sais que faire de mon sac. J’ai entendu de nombreuses histoires de vols dans les trains, et me vois mal le fourrer en dessous de la première couchette. Le problème, c’est qu’il n’y a pas assez d’espace sur la mienne pour mon sac et moi, donc je me résous à le glisser sous celle de mon voisin du rez de chaussée. Les wagons ne sont bien entendu pas climatisés, mais un ventilateur orne le plafond de chaque compartiment. Autant vous dire qu’entre la planche qui me sert de matelas, la peur de me faire voler mon sac, le ventilateur qui vrombit à dix centimètres de moi, et l’ambiance du wagon, je ne ferme pas un œil de la nuit, ce qui me met d’une encore meilleure humeur…

Ça tombe bien parce que quand j’arrive hagard à l’hôtel que j’avais réservé le lendemain matin, on m’annonce qu’il est en fait plein. Mais pas de soucis, on me dit qu’on m’emmènera vers un autre hôtel, à dix kilomètres du centre-ville, et le tout bien entendu à mes frais. Uuuuuuuuuugh, j’ai une envie de hurler et de me plonger la tête sous l’eau. Les gens me demandent parfois « alors l’Inde, tu as aimé ? ». Quand vous prenez en compte l’accumulation du choc culturel, de l’agressivité et l’escroquerie des gens, de la violence et la pauvreté et de toutes les merdes que j’ai accumulées, vous pouvez vous faire une idée de ma réponse.

Mon séjour au Rajasthan est à peu près de la même veine, mais il faudrait être vraiment difficile pour ne pas être sensible à la majesté et au faste des monuments que je vois. Certes les bâtiments sont d’un raffinement et d’un aboutissement complet, mais alors que je me balade dans les forts construits sur la montagne, les tombes des fils de Mewar, les palais des maharadjas, j’acquiers un aperçu du raffinement de la culture indienne dans toute sa splendeur. Religion, peinture, folklore, poésie, mythologie, histoire, sculpture, gastronomie, littérature, traditions, tissage, le pays est un véritable foyer de civilisation à l’image du bassin méditerranéen ou de la route de la soie… J’ai beau être dans le plus mauvais état d’esprit du monde, je suis incapable de rester hermétique au charme et à l’identité de cette civilisation.

Après mon séjour à Jodhpur, la cité bleue, Jaipur, la cité rose, et Udaipur la cité aux lacs, je clos mon séjour au Rajasthan direction le Taj Mahal. Bien en avance à la gare, j’attends sagement mon train. Alors que je discute avec un Népalais qui déteste les religions, notre attention est soudain détournée par des exclamations de la foule. Je tourne la tête et aperçois le cliché bollywoodien : un homme poursuit en courant avec ses bagages le train qui démarre. Il remonte sous les clameurs du public la moitié du quai, mais le train commence à prendre de la vitesse. In extremis, il agrippe une barre en métal du dernier wagon du bout des doigts, mais le train va désormais beaucoup trop vite : ses jambes n’arrivent plus à suivre, et sa valise bringuebale derrière lui, avant qu’il ne la laisse échapper. La foule l’exhorte à lâcher prise car il ressemble plus à un pantin accroché à un train infernal qu’à autre chose, et il finit par abandonner en roulant sur le quai s’attirant les quolibets du public moqueur et insensible.

Qu’à cela ne tienne, je monte dans mon train avant qu’il ne se mette en marche et m’installe dans la désormais traditionnelle troisième couchette. J’arrive à trouver le sommeil pendant quelques heures, et suis réveillé au petit matin par la lumière et les cris. Il reste encore quelques heures avant d’arriver, aussi, je commence à lire sur la merveille qui m’attend : le Taj Mahal, « larme sur la joue de l’éternité » si l’on en croit le poète Rabindranath Tagore. Le train ralentit pendant plusieurs kilomètres, avant de s’arrêter, avec deux heures d’avance. Les gens s’agitent, regardent par-delà la porte ouverte, voire sortent jeter un coup d’œil, mais pour l’instant pas plus d’informations. Une heure plus tard, la fraicheur du matin s’estompe pour laisser place à la vraie chaleur, et le train est toujours bloqué. J’essaie de me lier d’amitié avec un groupe de jeunes qui sont en pleine discussion. Apparemment, il y a une révolte des intouchables qui bloquent les voies de train pour réclamer plus de droits. On dirait bien que cette méthode est universelle… Le train redémarre, et on nous demande de fermer les portes et les fenêtres « car apparemment ils sont agressifs ». Je ne sais pas trop ce que ça veut dire, mais soit. Une heure plus tard, le train s’arrête. Je jette un coup d’œil à mon portable : on est toujours à une cinquantaine de kilomètres d’Agra et du Taj. Nouvelle pause de deux heures, sous la fournaise du midi cette fois ci. J’étais censé passer la journée à Agra et prendre un train pour Varanasi le soir même, mais ça m’a l’air compliqué, et je peste déjà à l’idée de devoir acheter un nouveau billet alors que mon budget est déjà largement dépassé. Une clameur parcourt la foule des passagers qui commencent à s’exciter. J’interroge le groupe d’étudiants : apparemment, rien à faire, les voies sont bloquées et le resteront, et c’est trop dangereux de sortir pour gagner Agra avec un autre moyen de transport. Résultat… Eh bien, résultat, le train repart en sens inverse vers Udaipur… pour une nouvelle dizaine d’heures.

Avec toute la bonne volonté du monde, je sens que je suis incapable de ne pas exploser. Non seulement, mon périple pour le Taj et Varanasi que j’attendais avec la plus grande excitation est annulé, mais la révolte a l’air sérieuse, et ce sont toutes les voies de chemin de fer du nord-est du pays qui sont bloquées, jusqu’à nouvel ordre. Ce qui fait que dans la mesure où mon avion pour Téhéran part dans quelques jours, il me faut à tout prix trouver un moyen de regagner Delhi. Mais quel pays, nom de Dieu, mais quel putain de pays !!! Là, après mon trajet de bientôt vingt-quatre heures dans cette fournaise qui sert de train jusqu’au bout de l’enfer, je décide de m’enterrer dans une chambre d’hôtel individuelle jusqu'à la fin de mon séjour pour de ne pas péter un câble. Je réserve mon billet d’avion pour Delhi, et passe les quelques jours restants cloitré dans ma chambre, me faisant apporter mes repas par le room service. C’est assez pathétique quand on y pense, mais ça m’a fait le plus grand bien et m’a permis de retrouver la raison dans ce pays de malades.

« Alors, question Antoine, ça t’a plus l’Inde ? ».

Je dirais que l’Inde est un pays de l’extrême, alors d’un côté j’ai détesté, d’un côté j’ai adoré. Oui, malgré l’angoisse, la claustrophobie et le rejet, c’est un pays absolument fascinant, un creuset civilisationnel incomparable. Je n’ai vu qu’une partie infime de ce « sous-continent », mais j’y ai découvert des merveilles que je n’avais vues nulle part ailleurs. Y aller seul, et avec un budget aussi limité était une erreur, et quand j’y retournerai ce sera surement du côté de l’Himalaya, du Kerala, de Goa, ou du Cachemire, sans compter Varanasi que je compte bien voir un jour. Mais une chose est certaine, c’est que j’y retournerai.


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