Blanche-Neige et les dix-sept nains


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Africa » Rwanda » Province du Sud
July 27th 2008
Published: July 27th 2008
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Alors que ma derniere semaine (et la, c'est vraiment definitif) au CHUB en chirurgie se terminait avant-hier et que je ne m'emeus meme plus lorsque je dois arracher des lambeaux de peau brules sur le bras d'une fillette qui hurle de douleur ou lorsque qu'une mere de famille arrivant avec un bebe joufflu sur le dos ecarte les jambes pour nous montrer son anus litteralement englouti par une tumeur sanguignolente, infectee et qui a meme envahi son vagin deforme par une dechirure non reformee lors de son dernier accouchement, je crois qu'il me faut cesser de m'attarder a toutes les lacunes d'un systeme de sante qui permet de telle aberrations pour me concentrer ce qui les rend supportables : les dix-sept medecins du service avec lesquels je travaille. A eux tous, ils forment une sympathique bande heteroclite qui me fait bien rigoler et qui rend mon depart du CHUB penible.
Etant la seule femme, et blanche de surcroit, ils ont eu toutes sortes d'egards a mon endroit et, toujours heureux lorsque je leur accordais de l'attention, ils repondaient a toutes mes questions. Je me sentais vraiment comme la princesse au teint de lait, jeune, naive et sans defense, recueillie par les sept nains et qui trone au milieu de cette cour masculine.
Le premier que j'ai rencontre, le Dr Jules, est le seul qui ne soit pas chirurgien. Anesthesiste, il a ete nomme a la tete du service pour tenter de mettre un peu d'ordre dans l'absurde capharnaum du departement de chirurgie. Au premier abord, avec son visage joufflu et son sourire amical, il m'a tout de suite paru sympathique, mais il a acquis toute mon admiration lorsque j'ai constate son devouement et sa determination a ameliorer le fonctionnement logistique du service. Sans lui, les problemes d'intendance et de gestion seraient encore pires qu'ils ne le sont actuellement. Malheureusement, cet organisateur se heurte a une foule d'obstacles et, parfois meme, a la resistance de ses collegues chirurgiens. Meme le Dr Patrick, un ougandais qui a voyage dans plusieurs pays occidentaux et est donc conscient des lacunes flagrantes du CHUB, accepte mal les recommandations du Dr Jules. Il faut dire que la passion du Dr Patrick se trouve dans l'enseignement et tout ce qui l'en detourne, annulation d'operations, report de jours de formation, car les internes sont requis en salle de chirurgie, le met de mauvais poil. C'est avec lui que j'ai le plus appris puisqu'il saisit chaque occasion de poser des questions, toujours tres pertinentes, aux etudiants et qui les forcent a reflechir. Excellent orateur, ses presentations sont toujours captivantes. Il me fait penser au Schtroumpf a lunettes sauf qu'on ne l'expedie pas au milieu de la foret a chaque fois qu'il ouvre la bouche.
Le deuxieme medecin ougandais, le Dr Kakande, quant a lui, pourrait etre compare au Grand Schtroumpf. Ce petit monsieur souriant au visage lunaire cache derrire d'epaisses lunettes est le doyen du departement et les rares fois ou il se presente a l'hopital, ses paroles font figure d'Evangile.
Il n'y a qu'un seul autre chirurgien africain, le Dr Gashegu, est le seul qui m'ait reellement intimide au debut. Il ressemble aux hommes de Neanderthal tels que representes dans les livres d'histoire. Large, costaud, sans menton, il ne passe pas une journee sans qu'il ne dise a un interne qu'il a fait une enorme connerie. Il les terrorise tous lors des presentations de cas le matin. Cependant, comme je suis plus souvent presente et reponds aux questions qu'il pose assez frequemment, j'ai reussi a l'amadouer. Il suffisait de demontrer un interet certain pour la chirurgie et d'acquieser a chacun de ses commentaires acerbes. Maintenant, j'ai presque droit a un sourire lorsque je le salue. Une petite victoire, mais j'ai maintenant moins peur d'operer avec lui.
Les trois autres chirurgiens du departement sont des etrangers sous contrat pour deux ans avec le CHUB. Il y a d'abord le Dr Andrew, un anglais typique, tres decontracte, discret et efficace, qui tente de prodiguer les meilleurs soins a ses patients tout en evitant de se confronter aux absurdites du systeme. Les deux derniers, Dr Marcos le neurochirurgien et Dr Carlos, font partie de l'importante communaute cubaine de Butare (ils sont huit seulement au CHUB). Depuis que je les ai salue en espagnol, ils sont convaincus que je connais cette langue. Pourtant, le peu que j'ai appris ne me sert absolument a rien pour tenter de comprendre leur accent tres prononce. Fidele a la reputation des latino-americains, le Dr Carlos n'est pas un modele de ponctualite, mais lorsqu'il opere, tout doit alors se derouler tres vite. Son gouvernement le force a venir travailler ici, mais il accepte la situation avec philosophie se disant qu'il reverra sa femme et son fils dans quelques mois. Il me laissait assister a toutes ses chirurgies et il a pris l'habitude de m'appeler la Reine en l'honneur de la reine Isabel de Castille. Il est vraiment tres drole, surtout lorsqu'il murmure des "estupido" dans sa barbe chaque fois qu'un interne dit une chose stupide ou oublie une information elementaire que toute personne qui sera medecin dans quelques mois se doit de savoir.
Le reste de mes collegues de travail se composent des residents ainsi que des cinq internes (des etudiants de dernier annee). Il y a le Dr Laurent qui essaie de paraitre "cool" en arrivant a la reunion du matin avec son blouson en cuir, le Dr Claude, un sympathique et bedonnant congolais, le Dr Byringiro, timide et qui peut paraitre un peu niais avec ses oreilles decollees et ses dents proeminentes, mais qui s'est revele l'un des plus competents et devoues des residents, le Dr Waynoni qui revient du Darfour ou, comme il m'a dit, il a vu la vraie misere (quand c'est un africain qui le dit, ca prend un sens tres different) et le Dr Seraphin, un homme si minuscule qu'il doit faire tailler ses cravates sur mesure. Avec un sourire enigmatique, mais charmeur accroche en permanence sur ses levres, je n'arrive jamais a decider si je dois le craindre ou l'apprecier. Connaitre le fond de sa pensee se revele, comme avec la plupart des Rwandais, un defi titanesque.
En ce sens, il ressemble beaucoup a Aime, l'un des internes. Celui-la aussi, souriant, mais arrogant et croyant tout savoir, me mettait un peu mal a l'aise au debut. Il s'est neanmoins montre tres amical et m'a beaucoup aide a comprendre le fonctionnement du CHUB. Quant aux autres, Franklin, John, Ronald le tres religieux qui est certain que je vais bruler en enfer puisque je susi une infame pecheresse buveuse de biere et Philibert, ils sont comme autant de grands freres protecteurs.
Bien entendu, chacun d'eux est asujetti a sa culture, ce qui fait qu'ils peuvent avoir des comportements pouvant paraitre choquants ou incongrus comme, par exemple, de traiter les urgences pratiquement comme des cas ordinaires. Pourtant, chacun de ces medecins, avec ses qualites et des defauts, ses forces et des lacunes, accomplit au CHUB un travail remarquable dans des conditions que peu d'occidentaux tolereraient pour plus de quelques mois. Or, la plupart d'entre eux exerceront dans cet environnement ou un pire encore peut-etre pour toute leur carriere. Faisant souvent preuve d'ingeniosite, de debrouillardise et d'une bonne dose de patience, ils tentent, avec le peu de moyents dont ils disposent, de sauver la vie de leurs patients. Pour toutes ces raisons, ils meritent au moins notres respect, si ce n'est notre admiration.
J'ai donc enormement de difficulte a accepter que certaines des autres etudiants etrangers qui font le stage avec moi au CHUB critiquent tres durement ces medecins que j'apprecie beaucoup. Lorsque j'entends des phrases comme "ils tuent des gens ici" ou "il ne se soucient absolument pas de leurs patients", parfois meme prononcees en face de medecins rwandais, je dois me retenir de leur retorquer qu'ils insultent des gens que je suis fiere d'appeler mes amis.
Il est tellement facile de juger lorsque l'on sait que l'on retournera au confort de la vie occidentale dans quelques semaines. Comment agirions-nous si, comme eux, nous ouvrions nos livres medicaux en sachant pertinemment que nous n'avons le materiel ou l'expertise de prodiguer que seulement un dixieme des sois recommandes, condamnes a regarder nos patients mourir et sachant que ce sera le cas encore pour les trente prochaines annees ? Comment agirions-nous si, moins de quinze ans auparavant, notre voisin avait massacre toute notre famille ? Serions-nous insensibilises a la souffrance et convaincus que rien de changera jamais ? Je ne sais pas. Ce que je sais, par contre, est que lorsque je me trouve avec certains etudiants qui se permettent un attitude hautaine envers le personnel du CHUB, qui roulent des yeux, eclatent de rire ou font un commentaire desobligeant lorsqu'un medecin rwandais s'exprime, j'ai honte d'avoir la peau blanche et d'appartenir a un monde qui considere posseder la solution a tous les problemes de la Terre. Ils ne sont pas demeures suffisament longtemps ici ou fait assez d'effort pour apprendre le nom de chaque medecin, mais assez longtemps pour decider que ce sont tous des incompetents sans coeur.
Il faut tout de meme admettre que, d'un certain point de vue et si l'on s'attarde a comparer la situation au Rwanda avec celles des pays industrialises, ils ont raison. Il peut parfois etre difficile d'accepter que des actes tres simples a la portee du moins equipe des hopitaux comme de donner un analgesique a un enfant avant de lui arracher un clou fiche dans l'os de son bras ne soient meme pas faits au CHUB. Certaines choses que j'ai vu ici m'ont effectivement fait fremir, mais, malgre tout, je n'arrive pas a m'en indigner. La situation pourrait etre tellement pire. Peut-etre suis-je, moi aussi, sans coeur, insensible a la souffrance d'autrui ou alors inconsciente des failles du systeme de sante ? Je l'ignore, mais j'avoue qu'apres avoir passe la journee de jeudi a regarder un jeune homme atteint de leucemie mourir en baignant litteralement dans son sang jusqu'au cou parce que nous avions incise un abces sur sa poitrine alors qu'il ne possedait pratiquement plus aucune plaquette essentielle a la coagulation, je me pose de serieuses questions sur mes capacites d'empathie.
Et si je considere la situation au CHUB, sinon ideale, du moins tolerable, cela me prive-t-il, comme certaines personnes me l'ont suggere, de la motivation necessaire pour tenter d'ameliorer la qualite des soins ?
Au bout du compte, mon stage au CHUB, au lieu de m'aider a trouver des reponses a mes questions, n'a fait qu'en apporter beaucoup d'autres plus insolubles encore. La seule certitude que je possede en ce moment est que j'aime etre au Rwanda, travailler au CHUB, j'aime les dix-sept medecins du service de chirurgie et le respect que j'ai pour eux m'a impose de m'adapter a leur systeme, leur culture. Ne pas adopter cette attitude, voile ce qui, pour moi, est vraiment inacceptable. Dans la maison des sept nains, Blanche-Neige ne vit pas comme dans son chateau et meme s'ils ne sont pas le prince charmant, elle les aime malgre tout.

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28th July 2008

Sans mots
Chère Isabelle, Bernard et moi avons suivi tes pérégrinations avec beaucoup d'attention. Après mes lectures, je restais sans mots, quoi dire devant ce magnifique portrait de ce monde si lointain que tu nous as appris à apprécier sans y apposer NOS valeurs. J'ai juste envie de te remercier pour ce regard, pour ces émotions, pour cet amour. Peut-être que se poser des questions c'est signe d'évolution alors il est sain que les réponses trouvées suscitent à leur tour mille questions ?
28th July 2008

L'ironie
Pendant que je lis ton message plein de philosophie, d'humanisme, de maturité (te lire me prouve à quel point tu changes, je ne pense pas que tu aurais tenu ces proposo ou eu ces réflexions il ya quelques années), il y a des annonces au bas: "Chirurgiens plastiques 411, Rencontrez des femmes japonaises, Répertoire des services esthétiques"... Méchant clash.... Des photos des 17 nains svp, parce que je les vois un peu dans ma tête, faudrait concrétiser.
30th July 2008

Je suis sans voix
Allo Isabelle, chaque fois que je te lis, je reste sans voix. Tout ce que tu vois et la façon que tu l'écris, on dirant un roman. J'imagine sans peine la misère que tu vois et je pense que tous ceux qui travaillent là-bas ont beaucoup de mérite mais, le monde étant ce qu'il est, il y a toujours quelqu'un pour dénigrer les autres...Bonne fin de séjour et au plaisir de te lire. Lise XX

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