Oulan-Bator (Улаанбаатар), Mongolia (La Brèche Nord-Coréenne)


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Asia » Mongolia » Ulaanbaatar
August 2nd 2019
Published: August 3rd 2019
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30-31 juillet

(À Oulan-Bator)



Je suis plutôt heureux d'avoir retrouvé la civilisation.

J'ai maintenant les recoins du corps propre et mon linge sent finalement le savon.

Je profite de ces dernières journées sur UB pour étirer le temps dans les musées et voir les quelques fossiles de dinosaures recueillit dans le désert de Gobi, là où voilà seulement quelques jours, je jouais l’aventurier.

...



Assis au creux d’un divan dans mon auberge d’Oulan-Bator, je feuillette les brochures touristiques éparpillées sur la table basse de la salle commune inoccupée. Perdus au travers d’invitations à des spectacles de chants polyphoniques, des visites aux musées et des promenades équestres dans la steppe, un bout de papier écrit à la main attire mon attention : North-Korean Restaurant - Pyongyang Baek Hwa y est noté, ainsi qu’une adresse.



« Moogi, you know this place? » que je demande à la propriétaire en cuisine, mains dans la meringue mousseuse de sa vaisselle.



« I don’t know » me répond-elle, concentrée sur le récurage d’une de ses casseroles particulièrement gommées.

North-Korean Restaurant. Ce n'est certainement pas à tous les coins de rues de l'Occident que la vie pourrait m’offrir l'opportunité de m'infiltrer par une brèche, le temps d'un repas, dans le Pays le plus secret de la planète.



« I should go, me dis-je tout bas, i should go »

C’est ainsi que je me lance la mission de me rendre au Pyongyang Baek Hwa Restaurant, ce soir même, pour souper.



Il est 18 h 30 lorsque je m’organise pour trouver un taxi afin d’atteindre le curieux endroit, plutôt éloigné du centre-ville, paraît-il. Ce sera la jolie Lkhamaa, tenancière à l'auberge, qui m'apprendra à me déplacer autrement qu'à pied à Oulan-Bator. Voyez-vous, c’est qu’il n'y a pas de taxi en Mongolie. Il s'agirait de se poster sur un coin de rue, de s'allonger le bras et d'attendre qu'une voiture s'arrête devant nous, n'importe laquelle, comme si les citadins se faisaient tous taxi à temps partiel. Lkhamaa m'en hélera un sur la rue, puis elle donnera les indications de ma destination au conducteur. L’anglais est très limité dans le Pays de Gengis Khan, et de trouver ce restaurant par moi-même m’aurait certainement donné quelques maux de tête.



Assis maintenant à l’arrière de la voiture, je décolle pour je ne sais trop où. Je suis excité mais nerveux aussi alors qu'on s'éloigne du quartier où je me suis posté pour dormir sur la capitale. Je fais en ce moment aveuglement confiance au chauffeur inconnu qui s'élance en périphérie du cœur de la capitale. Notre voiture vogue à travers la ville brouillée par un smog allergène qui aura bientôt effacé toutes traces de la lumière du jour. Les montagnes au loin, le ciel, les bâtiments flous s’estomperont, tout autour de nous sera avalé par le crépuscule. Lorsque mon taxi s'arrêtera, je n'aurai plus aucun repère.



La ville se trouve encore densément peuplée alors que le taxi se pose devant un édifice à bureaux situé devant un bar de Karaoké louche, lui-même adjacent à un lugubre salon de massage ouvert que la nuit. Je débarque de la voiture, incertain de me trouver réellement à ce restaurant nord-coréen espéré au départ de l’auberge. Heureusement, à l'entrée de cette banale tour bétonnée, je reconnais le nom de ce prétendu passage secret vers le Pays des Kim : Pyongyang Baek Hwa, floor 15. Le lieu que je cherche se trouve donc ici, au dernier étage de ce bâtiment, installé au-dessus de tout Oulan-Bator (je ne pense pas que ce soit anodin.)



J’entre dans l’édifice alors qu’il n'y a aucune vie dans le lobby. Le long du mur d’entrée, un local vacant fait vaciller le bleu froid de ses néons dans une atmosphère stroboscopique. Je m’insère seul dans le simple ascenseur encadré de miroirs du rez-de-chaussée et presse le bouton du haut de la colonne, celui qui doit me mener au quinzième étage. Le trait clignotant des néons reste au lobby alors que se ferment les portes. L’ascenseur muet s’actionne dans un grincement soudain de poulies. Je me doute bien à ce moment-ci que le restaurant où je prévois de manger ne sera pas qu’un casse-croûte.



Ding. Le mouvement ascendant s’arrête en hoquetant alors que la porte arthritique s’ouvre sur le dernier étage.

Je sors enfin de cette mise en abîme, laissant dans l’ascenseur les réflexions infinies de moi-même comme au sortir du palais des glaces d'une fête foraine.

L’endroit où j’apparaît alors m’aveugle soudainement par son extravagance, mes yeux jusque-là habitués qu’au sombre et gris smog de la ville au-dehors de l’édifice.

Dans le hall du quinzième étage, un long tapis rouge me porte à l’orée en arche d’une large salle, au plafond très haut, où un simulacre de forêt enchantée a été recréé. Des bouleaux s’allongent partout jusqu'aux mezzanines, étirant leurs bras presqu'en parasol au-dessus de tables en émail, réfléchissantes et surdimensionnées. Tapissés de gazon synthétique, les murs trop verts éclairent presque le chic mobilier de la nef sous la voutûre des branches enfeuillées. Ici et là, quelques faux oiseaux embrochés dans de factices nids s’accrochent aux arbres. Au travers d'une musique classique diffuse, des sifflements constants poussés par d’invisibles haut-parleurs donnent l’impression de s’infiltrer dans une volière.

On s'y croirait presque.

Décidément, on cherche ici à nous amener dans les bois

où le loup n'y est pas.



À l’avant, tout près de mon entrée, il y a une petite scène où patientent deux synthétiseurs devant un imprimé grandiloquent, champêtre et presque religieux représentant la lisière d'une clairière surexposée par des rayons trouant des nuages gonflés, moelleux et presque ouatés. Aucun spectacle n’y est par-contre encore présenté.



Le restaurant est pratiquement vide dans la forêt enchantée, mais bien vite, il se remplira d'hommes d'affaires bridés en veston-cravate.

Plusieurs jolies nord-coréennes, toutes menues, butinent entre les tables. Vêtues de robes printanières bleu ciel à pois blanc, les serveuses se retournent toutes d’un même mouvement à mon arrivée et me regardent apparaître comme ça, seul sous l’arcade, serré par mon sac-à-dos fatigué aux allures de parachute.

Par le corridor central, la plus allongée d'entre-elles s'approche de moi avec une démarche parfaite de paon, dos absolument droit et aligné, en posant ses pas de talon-hauts les uns devant les autres comme à un défilé de mode. Elle me sourit d'un sourire de dentiste, un sourire porcelainé qui semble ne pas lui appartenir.



« Hello. Table for one person please » que je lui mentionne en levant l'index de ma main gauche alors que sa dentition fluorescente ne cesse de briller sous l'éclairage précis des projecteurs.



À son oreille droite, une oreillette relie en spirale son ouïe à un récepteur radio dissimulé derrière son dos. Comme un garde du corps, le paon presse soudainement son index sur son écouteur en ne cessant de m'exhiber ses dents : quelqu’un certainement lui dévoile présentement un secret.



« Wait here » qu’elle m’ordonne d’un coup.



Le jolie mannequin fait alors demi-tour et, sans jamais perdre sa démarche télévisée, retourne à l'arrière-scène discuter avec le restant de l’essaim. Je conclus qu'on ne me fait pas patienter par manque de place, clairement, mais parce que je suis un homme blanc, seul, voyageur et peut-être un peu suspect.

Les serveuses à l'autre bout de la salle m’observent. Je me croise les bras et, intimidé, j’élance mon regard vers le plafond, cherchant alors dans les branches d’où peuvent bien sortir cette symbiose de violoncelles et ces sifflements d’oiseaux.

Les quelques caméras dissimulées entre les arbres semblent aussi me fixer.

Sous le verre teinté d’un miroir à mes côtés, une petite fontaine illuminée que je n’avais pas remarquée au départ bouillonne en boucanant grave comme un cocktail kitch hawaïen. Passant du rouge au vert et du jaune au mauve, les lumières bruissantes sur l’eau donnent l’impression de chuchoter.



Du bar, le paon me pointe finalement une table pour 4, dos à la caisse, tout au fond, à l'opposé de mon entrée. Méfiant, je m'avance doucement vers ma place et m’y assois, simulant la confiance d'un habitué de l’endroit. Sur la table lustrée, les baguettes, le bol à thé et le liteau reposent presqu'à une distance calculée, identiques de place en place.



L'une des serveuses me remets alors une pochette immense en cuir qui cache un menu photographique et exagérément grand, me donnant l'impression d'ouvrir un imposant livre de contes où des plats en seraient les histoires.

Il était une fois... le Spicy Crest Soup of Shark,

Il était une fois... la Black Goat Nutritious Soup,

Il était une fois... le Fried Goose Liver,

Il était une fois... la Pastry Made by Frozen Potato.



Sur la première page, bordée de fleurs, le menu se présente ainsi :

Our Pyongyang Pegkhua restaurant is smart place,

which spreads smell like a fragrant flower

upon Korean national meals

and polite servicing by Korean girls.



Je note l'introduction dans mon journal de voyage alors que se pose justement à ma table l’une de ces polite Korean girl comme un délicat papillon. Je lui pointe un plat de kimchi et un sauté de bœuf épicé aux oignons dans le grimoire à repas. La serveuse m'accorde ce privilège en acquiesçant tout sourire alors que son front brille de moiteur, me prouvant enfin qu'elle n'est pas un robot.

Ma commande sera passée aux cuisines alors que je réouvre mon journal pour écrire mes premières impressions de cet étrange restaurant de façade comme je le fais souvent lors de mes nombreux voyages. Cachée derrière le vernis de ses dents, l'une des poupées s'approche alors de ma table, mains derrière le dos comme menottées, et me dit sèchement : « no writing ».

Avec ce visage sublimé, je crois d'abord à une blague, mais elle reprend ses ordres, sans jamais sortir de son personnage démesuré de politesse.

« NO WRITING »

Je perçois une gouttelette de sueur glisser le long de sa tempe gauche alors que mon cerveau tente d’analyser la situation: ce qu’elle m’ordonne ne coïncide en rien avec le sourire de cire qu'elle porte en même temps de me le dire.

Je décode. No Writing. Personne, nulle part m'a déjà exigé de ne pas écrire.

« Ok sorry » que je lui réponds alors en refermant les pages sur ma liberté d’expression. Je serre les dents. Clairement, je passe pour un journaliste ou pire, un espion maintenant.



J'attend donc mes plats sur cette ambiance de surveillance, comme ça, dos droit, regard de glace, étouffé par ces sifflements d'oiseaux qui n'ont pas cessé une seule seconde de flûter depuis mon arrivée. Je suis maintenant presqu'ignoré par les polite Korean girls. Parfois, je leur lance des sourires en guise d’armistice alors qu'elles me répondent sans cesse avec leurs mêmes rictus clonés et leurs brillants yeux comme des reflets de lentilles.



À portée de main, des œuvres de propagande aux pages couvertures cartonnées s’imbriquent dans une étagère à ma droite. Curieusement, la collection ressemble davantage à une série de livres bibliques qu'à de simples bouquins d’histoire.

Past Works of Kim Jung Ill

Je n'oserai même pas les feuilleter par contre, de peur de me faire fouiller à la sortie par un honorable haut gradé sorti directement des fourneaux peut-être, ou d'un poste de commande caché dans un sous-bois.



Enfin, l’un des délicats papillons réapparaît des cuisines et vient me déposer officiellement mon repas. Il y sera accompagné de multiples soucoupes de radis vinaigrés, d’algues et de marinades fluorescentes, puis d'un petit panier de pain en osier en forme d’alouette aussi.

Je mange donc ainsi, avec lenteur, profitant de ce curieux malaise en suspension. J’ai alors l’étrange impression qu’un œil surveille chacun de mes mouvements de baguettes, ce qui me rend nerveux et certainement me fait suer davantage qu’à l’habitude. Mais peut-être que ce ne sont que le kimchi et le sauté de bœuf dangereusement épicés qui s’allument en feu de paille dans ma bouche et qui me brument le front aussi.



Je termine mes plats comme je peux et, sans mouvement brusque, je me lève finalement pour rejoindre la caissière derrière moi. Aussitôt, les polite Korean girls tournent subitement leurs sourires vers moi en portant d'un seul coup l'index sur leur oreillette, d'un mouvement synchronisé, mécanique et militaire. Médusée derrière le comptoir caisse, la générale des papillons enclenche d’un coup son personnage en me voyant se rapprocher d’elle. Le croissant sous son nez s'illumine alors, grandissant presqu'à la manière du Chat du Cheshire dans Alice aux Pays des Merveilles apparaissant soudainement dans l'ombre de la forêt enchantée.



« Hello madame. I had One Tasty floral kimchi and one Stir-fried Beef delight… » que je mentionne à la caissière alors qu’elle me rallonge son sourire presqu’à grimacer. Embarrassé, je tourne quelque peu le regard vers l’arrière du bar. J’aperçois alors sur une tablette tout près d’elle, un éventail de souvenirs à vendre : des poupées de céramique, de l’alcool de riz et des pots de marinade. Je me permets quelques secondes d’observation avant de finalement pointer à la générale l’une des affiches de propagande affichée derrière le lot de bibelots.

« …and this poster » que je lui ajoute.

Le large sourire derrière la caisse acquiesce, surprenamment. Et le prix de l’affiche est plutôt raisonnable aussi. Je décide donc que ce vestige sera ce que je ramènerai de cette brèche nord-coréenne.

« But is it legal? que me demandera un voyageur australien plus tard à l’auberge.

- I guess so, que je lui répondrai plutôt perplexe, it’s only a piece of paper, right? »

Bref, j’enverrai finalement l’authentique dessin par la poste, sans trop savoir si le souvenir arrivera bel et bien à la maison.



À la caisse, je paye enfin mon repas et mon poster en Tugrik (argent mongol) et non pas par carte de crédit comme on peut habituellement le faire dans la majorité des restaurants du Pays. Pas certain que j'aurais pu le faire de toute façon. Et puis qui veut dans son relevé de compte bancaire : Pyongyang Baek Hwa Restaurant ou fond pour nucléariser la DPRKorea.



La générale me pointe finalement la sortie, juste là, à côté de son comptoir. Elle évite ainsi de me faire repasser entre les tables pour rejoindre l’arche de mon entrée, là où des regroupements cravatés apparaissent justement. En Corée du Nord, on entre par l’entrée et on sort par la sortie ; il ne faudrait surtout pas briser l’ordre et la structure au Pays des Kim.



Je prends alors cet autre ascenseur en miroir pour retourner au bas de l’édifice à bureaux. De derrière sa caisse, la générale m’aura suivit du regard jusqu’à la toute dernière seconde, sans jamais relâcher son sourire excessif. Les polite Korean girls n’auront jamais dégelées de leurs sourires de tout mon temps passé ici non plus.

Semblable à mon entrée, je me retrouve une fois de plus seul avec ces infinies réflexions de moi-même dans ce deuxième ascenseur alors que se referme derrière moi

la brèche nord-coréenne.



Hors de la tour, j’étire le bras comme me l’a montré la jolie Lkhamaa et rapidement fait arrêter une voiture dans la glauque rue du quartier inconnu. Je remets au conducteur l’adresse de l’auberge alors que je porte une dernière fois le regard sur la noirceur de la tour silencieuse. Tout en haut, au dernier étage, les fenêtres d’un seul étage éclairent la cime de la nuit, au quinzième, là où les rideaux ne se ferment jamais.

Téléphone cellulaire en main, mon chauffeur improvisé appelle la propriétaire de l’auberge. Le banlieusard ne connaît pas très bien le centre-ville d’Oulan Bator. Mais au final, il me ramènera tout de même sain et sauf à mon quartier-général.



« How was the restaurant? » me demande Moogi à mon arrivée, les deux mains encore dans la meringue mousseuse de sa vaisselle, récurant peut-être aussi sa même casserole sérieusement gommée.



« Strange. Very strange » que je lui réponds en reprenant ma place sur le divan de la salle commune.



Stylo en main, je me mets alors rapidement à griffonner cette étrange aventure dans mon journal de voyage. Quel plaisir d’enfin retrouver mon droit d’écrire quand bon me semble.

Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants.



PS : l’affiche de propagande nord-coréenne s’est bel et bien rendue au Canada.



Etienne X



Mes derniers jours en Mongolie se passeront en attente.

C'est habituellement comme ça en voyage.

Je prépare tranquillement ma sortie.



Notes à Moi-Même:





1- Le premier de chaque mois en Mongolie, c'est la journée sans l'alcool.

Impossible d'en acheter ici.

2- C'est légal de ramener un poster de propagande nord-coréen au Canada?

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5th August 2019

restaurant
j aurais aime ca etre avec toi pour assister a cet aventure magique ahah

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