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Published: October 15th 2016
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Inauguration cordonnerie : à gauche M. le Directeur, au milieu René en gris Vendredi est bien le dernier jour travaillé de la semaine ici. Seul changement : les hommes s’habillent de leur beau boubou. Je suis arrivé lundi soir, mercredi était férié, en trois jours de travail je n'ai pas déplacé de montagne. La matinée est marquée par l’inauguration de la cordonnerie. Je m’imagine que c’est pour cela que je vois mes amis se promener ainsi dans l’hôpital. « Deedet » (non en wolof), c’est tout simplement le jour où les hommes vont à la mosquée. Benoit est ce jeune ingénieur dont j’ai déjà parlé. Il vient de l’ESTACA, finit son stage de deux mois et demi et part demain. Cette inauguration de la nouvelle cordonnerie est pour lui l’aboutissement de sa principale mission : réagencer l’atelier. Il a bien rationnalisé les lieux, modifié la gestion et tenté de conduire le changement. Cela me fera pas mal de travail : des indicateurs à remplir avec quelques tableaux Excel, mais surtout vérifier jour après jour que la cordonnerie est bien tenue. Benoit a fait un travail remarquable, repart avec une belle lettre de recommandation du directeur, des éloges et une reconnaissance de héros. Il repartira satisfait et triste : on s’attache facilement ici. Malgré sa
noblesse d’âme et sa pudeur il versa des larmes l’après-midi quand il fera le tour de chacun.
Des pleurs, des sourires, de la reconnaissance, ce n’est pas tout ce qu’il laisse. Il rend la cordonnerie à René qui se retrouve à nouveau seul à gérer l’activité. René est sénégalais. Pieux et fortement attaché à sa foi chrétienne, ordonner vient comme pour lui contrarier l’immense charité dans laquelle il veut rester. Il est doux mais il doit veiller au rangement, aux consignes de sécurité et d’hygiène. Tout est nouveau pour eux ici et si le changement ne vient pas de l’intérieur les nouvelles stratégies sont vaines. A René quand on lui dit : pourquoi ce carton ici alors qu’il devrait être là-bas, pourquoi Cheikh le cordonnier utilise cette machine sans ses lunettes et masque de sécurité, pourquoi ce ménage n’a pas été fait ? Pourquoi donc ne dis-tu pas à tel cordonnier de faire ce qui avait été convenu de faire pour le bien de l’atelier ? Il répond : « j’aurai l’impression de donner des ordres ». C’est pourtant ce qu’on attend de lui et la réponse porte à sourire tant on ne s’attend pas à entendre
cela d’un chef de service.
La cordonnerie aujourd’hui est bien rangée, une table a été dressée pour y proposer quelques pâtisseries, du café et du thé. Les chefs de service se retrouvent dans cette nouvelle pièce, des discours, des félicitations. Qu’en sera-t-il demain ? Si le toubab que je suis ne veille au grain au jour le jour, en m’efforçant de les impliquer strictement eux-mêmes dans un projet qui est plus le leur que le mien, cette cordonnerie retrouvera à n’en pas douter ses frasques d’antan. Des carnets de commandes non respectés, une gestion des stocks farfelue et inutile, un bazar monstre et une saleté tenace. Est-ce cela que nous voulons donner à nos patients, le meilleur ? Le blanc n’est pas un colonisateur quand il cherche à apporter le meilleur possible. Non pas son meilleur, mais un meilleur composite, le fruit d’un échange partagé et accepté entre deux mondes. Quelle révolution pourtant pour eux : mettre un déchet à la poubelle plutôt que par terre, suivre sa production de façon linéaire afin que ceux qui en dépendent puisse être satisfaits, se protéger en travaillant… Cela n’est pas du tout dans leur mentalité, les sénégalais n’ont pas grandi selon
cette éducation, on ne se prend pas la tête, Dieu pourvoira. Cela est un test pour moi : dans un mois si je ne passe pas tous les jours mais trois fois dans la semaine, dans deux mois une fois par semaine, dans trois mois de façon toujours moins fréquente, je dois espérer retrouver les mêmes résultats. Tout ceci pour eux-mêmes, pour nos lépreux et infirmes, pour notre personnel soignant qui compte sur leur travail de prothèse.
Conduire le changement, c’est là le défi principal de toute action humanitaire. Qu’est-ce que construire un nouveau bâtiment s’il est mal géré demain, qu’est-ce que donner une machine si elle est mal utilisée ensuite, qu’est-ce qu’apporter un savoir-faire s’il est abandonné en fin de compte ? Nous arrivons tous avec nos grosses valises modernes d’européens, et nous déversons sur eux nos richesses persuadés que nos cailloux du Nord seront de l’or au Sud. La plupart du temps ils le sont hélas étant donné que le problème est traité par le bas. Mais aujourd’hui le caillou poli permettant d’apporter la flamme à tout un village sera délaissé et enterré parce que le blanc sera parti et le savoir-faire oublié. Prenons l’exemple de la
lèpre. Une grande vague de soin s’est répandue sur l’Afrique pour traiter le problème. Elle a été efficace puisqu’aujourd’hui nous n’en parlons plus du tout comme il y a 20 ans. Après le progrès des occidentaux sont partis, les défis n’étaient plus les mêmes, l’aide a baissé la détresse s’amenuisant. D’un côté le Nord s’est désintéressé petit à petit du problème, mais aussi le Sud s’est voilé la face. Le Sénégal aujourd’hui cache ses cas de léproserie. Quand notre hôpital part en mission hors de Dakar afin d’aller dans les villages apporter des soins, ils découvrent autant de cas dans le même village que ceux déclarés par le gouvernement à l’échelle nationale. Le serpent se mord la queue. L’Etat Sénégalais défend l’image de marque du pays. Celui d’un Etat à relative stabilité politique, fort de sa production nationale de sucre, et cherchant à séduire par sa côte et son exotisme le tourisme mondial. La lèpre fait fuir. Il faut l’ignorer pour la rendre tacite. Le savoir-faire médical n’est plus transmis aux nouvelles générations de médecins sénégalais sur ce domaine. La lèpre c’est comme le genre en France, elle n’existe pas ! Ainsi le pauvre petit qui se présente avec des
taches blanches, des insensibilités, des excroissances ; on passe à un autre diagnostic que la lèpre parce qu’on n’y pense même pas, et le mal se répand contagieux qu’il est. Cela est tellement rageant quand on sait que les médicaments sont gratuits ici, quand on sait qu’un lépreux n’est pas contagieux dès les premières heures de son traitement, quand la lèpre se soigne sans séquelle dès qu’elle est traitée précocement. Les visages boursouflés, les corps mutilés, les vies meurtries que je vois tous les jours le sont pour un manque de volonté d’action par le haut. Qu’il s’agisse du bénévole qui sert la soupe aux pauvres ou de l’infirmier spécialiste de la lèpre, l’action est bonne oui. Elle fait du bien à celui à qui elle est destinée, elle est méritoire à celui qui la prodigue. Combien cependant cette action devrait pouvoir s’appuyer sur de saines stratégies plus en amont du problème afin de voir un jour le mal se résorber.
Je me suis étendu sur ce qui me tient à cœur, la joie reste de mise. Afin de n’être pas trop long aujourd’hui, je vous rassasierai d’anecdotes prochainement je l’espère.
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